ROBERT
Jr LOCKWOOD
Complete Recordings 1941-81
Avec la "RobertJohnsonmania" qui a déferlé à partir de 1990, on aurait pu croire que Robert Jr Lockwood, le dernier héritier direct de Johnson, eut été interviewé en détail et largement enregistré. Il n'en a rien été. La presse musicale du monde entier a surtout demandé à Keith Richards et Eric Clapton, qui avaient plus entendu Ted Heath et Tommy Steele dans leur enfance, de témoigner sur Robert Johnson!
Il est vrai que l'homme, sous une apparence placide, n'est pas toujours très facile. Et lors de l'interview qu'il m'avait donnée en 1980, je me souviens de sa colère froide et de son hostilité à partir du moment où j'avais un peu trop mentionné le nom de Robert Johnson! Robert Jr nait le 27 mars 1915 à Turkey Scratch dans l'Arkansas, un campement cherokee à quelques miles de la petite bourgade de Marvell. Son père, Robert Lockwood est un agriculteur noir marié à une pure indienne, Ella Reese. Le grand'père de Robert Jr était un authentique chef indien. Le bluesman a toujours insisté, avec une pointe d'agacement, pour que son nom soit "Robert Lockwood Jr", "le fils de mon père" et non Robert Jr Lockwood, ce qui est la norme et qui le renvoie à une filiation imaginaire avec Robert Johnson. Le ménage ne s'entend pas très bien et Mrs Lockwood gagne Memphis avec son fils en 1920. Il traine avec sa mère de ville en ville, jusqu'à Saint Louis avant que celle-ci ne le ramène à Marvell et le confie à son frère, Emmett Reese. Elle le reprend ensuite avec elle et ils s'installent chez un autre de ses oncles maternels à Helena, dans l'Arkansas, alors une des rares bourgades actives de cet Etat, un des plus pauvres des USA. C'est, semble-t-il, à ce moment-là (vers 1925-26) que Robert Jr apprend le piano grâce à ce parent passionné de musique. Le jeune Lockwood passe aussi beaucoup de temps à écouter la vaste collection de disques de son oncle. Il avoue adorer alors King Oliver, Jelly Roll Morton, Blind Blake et accompagne leurs disques sur le piano de l'oncle. Les années suivantes, il découvrira les disques de Fats Waller, Fletcher Henderson. Un goût pour le jazz qui ne quittera jamais Robert Jr Lockwood.
La mère de Robert Jr semble traîner entre Arkansas, Tennessee, Missouri et Mississippi, subsistant de divers travaux domestiques. C'est ainsi que dans les années 30, elle est courtisée par Robert Johnson dont elle "ne peut se débarrasser". Finalement, comme Robert Jr le relate, Johnson s'installe chez Mme Lockwood-Reese: "Robert Johnson allait et venait, partait des semaines ou bien des mois entiers, mais revenait toujours chez ma mère. Il y avait posé ses affaires, laissé quelques guitares. Mais je pense qu'il était lui aussi d'origine indienne, un Pied-Noir ou un Cree, et qu'avec ma mère, ils se comprenaient parfaitement".
D'après
Lockwood, Robert Johnson, peu partageux d'habitude, se prend d'affection pour
le fils de sa maîtresse, à peine plus jeune que lui! Comme il voit son intérêt
pour la musique, il lui fabrique une guitare avec des bois de récupération et
lui apprend à en jouer. L'élève s'exerce lorsque Johnson est absent. A chacun
de ses retours, le bluesman constate les progrès de son protégé. Il n'est guère
étonnant, si tout cela est authentique, que Robert Jr joue d'abord de la
guitare dans un style extrêmement proche de Johnson avec un répertoire similaire.
Lockwood insiste dans ses interviews sur le fait que presque tous les premiers
titres qu'il a enregistrés étaient régulièrement joués par Robert Johnson.
Bientôt, sans doute vers 1934-35, le jeune Lockwood suit Johnson dans certaines
de ses pérégrinations à travers le Sud. Via Johnson, il se lie d'amitié avec
Johnny Shines, son cousin Calvin Frazier et Rice Miller, le futur Sonny Boy
Williamson n° 2. En 1936, Miller, un autre trimardeur-né, qui souhaite se faire
accompagner par un guitariste qui saurait jouer à la façon de Robert Johnson,
embauche Lockwood. Ils sautent ensemble de train en train, passent de Helena à
Saint Louis, Memphis, Atlanta, Birmingham... Cette vie de musicien itinérant
est difficile - ils finissent à plusieurs reprises en prison - mais riche de
rencontres marquantes. Lockwood cite Hacksaw Harney ("certainement le meilleur guitariste de son époque"), un
musicien fortement marqué par le ragtime mais qui n'a a que peu enregistré;
Little Walter Jacobs, "déjà un
excellent harmoniciste"; Robert Nighthawk, Charley Jordan et surtout
Eddie Durham que Lockwood va voir en concert à Memphis vers
En 1940, Lockwood tente sa chance à Chicago. Il joue avec John Lee "Sonny Boy" Williamson, Dr Clayton, Big Bill Broonzy. C'est semble-t-il grâce à Big Bill que Robert Jr enregistre pour Lester Melrose, gravant quatre magnifiques titres pour Bluebird en 1941 ("Take a little walk with me", "Little Boy Blue", "Black spider blues" et "I'm gonna train my baby") dans un style très proche de celui de son mentor, Robert Johnson. Mais Melrose s'aperçoit vite que Lockwood est bien davantage qu'un bluesman soliste. Il se retrouve ainsi dans les studios pour de nombreuses séances d'enregistrement derrière Dr Clayton, Saint Louis Jimmy, Sunnyland Slim, Roosevelt Sykes..., le début d'une très longue carrière de sideman.
Lockwood avouera toujours n'avoir jamais aimé la vie trépidante de Chicago. A l'instar de nombreux musiciens sudistes, il fait de constants allers-retours entre l'Arkansas (où vit encore sa famille maternelle) et la grande métropole des bords du Lac Michigan. Dans les années 40, Lockwood retrouve Sonny Boy Williamson/Rice Miller à Helena et participe activement au programme radiophonique de blues sponsorisé par Interstate Grocery, le King Biscuit Time en compagnie de Joe Willie Wilkins, James "Peck" Curtis, Dudlow Taylor, Houston Stackhouse. Mais, là comme souvent ailleurs, et sans doute avec de nombreuses raisons, Lockwood s'estime insuffisamment payé par Max Moore, le producteur radiophonique du programme, et il quitte définitivement le King Biscuit Time. Lockwood réalise alors son ambition de devenir un musicien de jazz. Il devient le guitariste des Three Starkey Brothers (piano, deux cuivres, basse et batterie plus sa guitare) qui animent une émission régulière sponsorisée par une marque de farine, Mother's Best Flour. Cela n'empêche pas Lockwood de retrouver Sonny Boy, mais cette fois sur KXLR à Little Rock. On le signale à Memphis où il joue un instant avec Howlin' Wolf, rencontre B.B. King, rejoint un nouvel orchestre de jazz, celui de Bill Johnson.
Après 1950, Lockwood, fatigué de sa vie itinérante, s'installe à Chicago pour de bon. Durant les dix années suivantes, il va entièrement vivre de sa musique, essentiellement en accompagnant d'autres musiciens, en studio (pour Chess, Mercury, JOB...) et en faisant partie des orchestres de Little Walter, Eddie Boyd, Shakey Jake, George Smith, Sonny Boy Williamson et, semble-t-il aussi, de Muddy Waters. Assez curieusement, est-ce dû à son tempérament à la fois reservé et quelque peu ombrageux ou bien son goût pour le jazz alors qu'il est davantage catalogué comme "blues"?, Lockwood n'enregistre que très peu sous son nom: en 1951, deux titres pour Mercury et deux autres pour JOB, en 1955 deux autres titres pour le même label. Et c'est tout! Ce n'est qu'en 1960 qu'il fait quelques apparitions inattendues en chanteur-leader sur des microsillons de Sunnyland Slim et Otis Spann, destinés au public du Blues Revival. A cette époque, le blues ne marche plus guère auprès des Noirs et les studios délaissent les talents de Robert Jr Lockwood. En 1960, il quitte Chicago et s'installe à Cleveland. Il rencontre la même année Annie qui devient son épouse. Il forme un quatuor avec, une fois encore, Sonny Boy Williamson, venu le rejoindre. Mais Sonny Boy saisit l'opportunité européenne que Lockwood refuse. Il rejette l'offre de participer à l'American Folk Blues Festival ("On me proposait un salaire de misère") et reforme un orchestre entre blues et jazz en compagnie de Gene Schwartz, une formation avec laquelle il jouera régulièrement durant les trente années suivantes.
Cleveland n'est guère connu pour ses activités bluesistiques, peu de visiteurs viennennt y humer le climat musical. Lockwood y vit largement dans l'ombre, à l'écart des courants d'intérêt pour le blues. Il apprécie aussi la vie familiale et sédentaire, éludant plusieurs propositions de disque et de tournées. Il faut tout le talent persuasif de Bob Koester pour qu'il enregistre en 1970 son premier album, "Steady rollin' man" en compagnie des frères Myers. Un bon album, solide, de Chicago blues mais dans lequel, à quelques exceptions près, Lockwood joue surtout au "meilleur disciple" de Robert Johnson. En
En 1980-81, Lockwood et son vieil ami Johnny Shines décident de réunir leurs talents et se produisent ensemble, jouant d'abord en solo chacun, puis ensemble d'exquis duos où ils s'accompagnent et se répondent à la croche près. En deuxième partie, on retrouve les deux grands bluesmen à la tête d'une formation orchestrale comportant deux cuivres et une section rythmique. Le spectacle, que j'ai eu la grande chance de pouvoir alors apprécier aux Etats Unis était remarquable: deux vieux compagnons de route aux racines communes et aux idées différentes mais complémentaires réunis sur une même scène avec un formidable feeling et une réélle amitié. Malheureusement, alors que ce show devait tourner en Europe, Johnny Shines était frappé d'une crise d'hémiplégie dont il ne se remettra pas vraiment. Cette association Lockwood-Shines a enregistré deux albums, l'un remarquable (Hangin' on), l'autre hélas marquée par un Shines diminué qui se cantonne dans un rôle secondaire: "Mister Blues is here to stay". Mais Lockwood y est excellent dans un répertoire jazz et Rhythm & Blues.
Robert Jr Lockwood a passé les quinze dernières années à Cleveland, presque oublié de tous. A l'exception d'une interview dans "Living Blues", sa parole a été totalement absente de la vague d'idolatrie pour son professeur Robert Johnson dont, quoi qu'il en ait, il demeure le seul véritable héritier. J'avais contacté une grande revue musicale qui venait de réaliser la ennième interview de John Lee Hooker en envoyant un correspondant jusqu'en Californie afin qu'ils fassent la même chose avec Lockwood. Mais le vieux maître, il est vrai taciturne et peu médiatique, n'intéressait personne! Et, malgré une courte association avec Ronnie Earl dans les 90's, il dut auto-produire son seul disque de cette période, "What's the score" sur son propre label "Lockwood"!
Robert Jr Lockwood est décédé à Cleveland le 21 novembre 2006
Nous
avons réuni ici la totalité des enregistrements que ce grand bluesman a
effectués entre 1941 et
Gérard HERZHAFT
SOURCES
Interview de Robert
Lockwood avec l'auteur partiellement éditée dans "L'héritage de Robert
Johnson, un bluesman très influent" (Revue d'Ethnomusicologie XIV, 2:
"Apprentissage direct et dérivé chez les bardes itinérants").
Divers numéros de Soul Bag, Blues Unlimited,
Blues Access, Living Blues.
LEADBITTER (Mike),Ed.- Nothing but the blues.-
ROWE (Mike).-