CHEZ R.L. BURNSIDE/ 1979
Au fur et à mesure qu'on se rapproche de Clarksdale, les "juke-joints", ces petites cabanes de planches qui servent de cabaret, se multiplient. "Highway 6l Swing'Club" indique fièrement en couleurs vives un panonceau. Une petite affiche jaune annonce le programme du soir, groupes locaux complètement inconnus, mêlant soul, blues et disco, avec parfois une vedette comme Little Milton qui continue à tourner dans ce "circuit miteux" pour garder le contact avec l'âme profonde de son peuple. Bien que la fréquentation de ces boîtes soit largement assurée par des pauvres Noirs, un Blanc peut pénétrer à condition de prendre d'élémentaires précautions.
Ces précautions, nous les avons prises en téléphonant plusieurs jours à l'avance à R. L. Burnside qui a la réputation de tenir un juke-joint fameux pour la qualité du blues que l'on y joue.
Lorsqu'on sort de la petite ville de Coldwater, il faut encore franchir l3 miles d'un chemin poussiéreux constellé d'affolantes ornières pour atteindre la maison de Burnside. Rural (ce serait son prénom, selon les dires de ses voisins), mais il préfère qu'on l'appelle R.L., nous a entendu venir. II sort de sa maison, bloc de ciment non revêtu, et se dirige vers nous, grand bonhomme affable et sympathique, allure très digne qui commande le respect, cheveux grisonnants, yeux rieurs. Burnside est le premier habitant du Mississippi que je rencontre a parfaitement bien situer la France. II parle d'ailleurs longuement de l'Europe qu'il vient de parcourir avec une tournée de blues (Mississippi Delta Blues band). Car R.L. a eu la chance de graver il y a une dizaine d'années quelques faces pour la petite compagnie discographique Arhoolie, attirant ainsi sur lui un brin d'attention du monde extérieur. II revient de Scandinavie d'où il a ramené une guitare électrique, or et argent, flambant neuve.
Le contraste est saisissant entre cet homme intelligent et ouvert qui était il y a peu sur les scènes de Stockholm et d'Oslo, s'exprimant dans un excellent anglais qu'il articule à mon intention - immanquable habitude de l'étranger! - et l'intérieur de sa maison. En fait, le"juke-joint" est la pièce principale de l'habitation: deux vieux canapés, trois chaises pliantes à moitié déchirées, un bar de bois branlant et dans le fond, amplis, micros, batterie et guitares. A gauche, une vaste cuisine, pauvre table usée, énorme congélateur, quelques tabourets de bois, du linge qui achève de sécher; à droite, la chambre, le lit des parents séparé par un rideau du reste. Et un alignement de tristes couches de fer sur lesquelles dorment déjà deux tout petits enfants. Des enfants, R.L. en a l3, qui s'étagent sur toutes les classes d'âge. Certains accordent les guitares, d'autres préparent le petit bar, les plus petits jouent sur le sol, à même la terre battue. R.L. est métayer. II travaille tous les jours une terre qui ne lui appartient pas et donne les quatre cinquièmes de sa récolte à son propriétaire. Comme tant d'autres, il espère que sa musique lui permettra un jour d'émerger de cette misère.
" Cette boîte " dit-il en frappant sa guitare" va un jour nous sortir d'ici".
II passe l'instrument sur ses épaules:
- J' ai eu plusieurs propositions d'enregistrer en Europe, mais je cherche a en tirer le meilleur prix".
II gratte deux accords, me sourit, dents éclatantes:
- Je suis monté à Chicago deux fois dans ma vie, les salaires sont corrects et on paie pour entendre du blues, mais je ne veux pas que mes gosses crèvent d'une overdose dans les caniveaux du ghetto"
Le petit orchestre familial se met en place et R.L. achève:
- Grâce a des gens comme David et toi, on finit par me connaître partout. Un jour, tu verras, je pourrai acheter ma terre et je serai alors chez moi"
Deux heures plus tard, une magnifique lune s'est levée sur la campagne. La maison/cabaret de R.L. ne pourrait plus contenir une personne de plus. Les amplificateurs hurlent des notes lourdes et sales. Les enfants dorment à tour de rôle, se lèvent, petites silhouettes en pyjama, démarche hésitante, yeux rougis de sommeil, pour participer a la fête. C'est un petit garçon de sept ans qui tient maintenant la guitare rythmique. Il connaît par cœur le répertoire de son père. II sera un très grand guitariste quand ses doigts seront assez longs pour aller chercher les notes nécessaires. II se balance au son des basses marchantes qu'il crée et ses lèvres marmonnent quelques paroles qu'on ne peut saisir. Son grand frère tient la basse électrique, notes ronronnantes et sourdes que ponctue l'extraordinaire batteur Calvin Jackson, gendre de R.L., yeux fermés, mouvement incisif des poignets, coups de baguettes agressifs. R.L. est au centre, il mange pratiquement son micro, sourire enjôleur et brefs saluts de la tête aux nouveaux arrivants.
" Poor black Mattie, poor black Mattie/ She has no changin' clothes "
Son épouse, la maîtresse des lieux, a passé une robe rutilante pour la circonstance, silhouette très droite que ne semblent pas avoir entamée les maternités successives. Elle converse de-ci de-là, sert a boire et encaisse les consommations, un œil vigilant ne perdant jamais de vue ce que font ses nombreuses filles.
La petite pièce est bondée. Toute la soirée, les voisins, les amis entrent et sortent, boivent, rient, dansent. Certains sont armés d'une guitare, d'un harmonica, d'un saxophone et s'installent avec l'orchestre familial, le temps d'un ou deux morceaux. D'ailleurs, tout le monde a un moment donne joue quelque chose.
" Rock me mama, rock me all night long"
Deux médiocres ampoules éclairent un foisonnement de corps en mouvement, couples rieurs, grand noir solitaire une bouteille à la main, jeunes filles timides qui fixent le spectacle insolite que nous formons, deux Blancs perdus au cœur du Mississippi nègre. L'une d'elles, à peine sortie de l'adolescence, grande chevelure noire lissée, robe bleue scintillante moulant un buste superbe et des hanches lourdes, cherche refuge dans la cuisine comme je fais mine de l'inviter à danser.
" Beaucoup de pauvres Noires d'ici croient encore que les Blancs vont les tuer. C'est ce qu'on leur raconte dès l'enfance pour leur éviter les ennuis " m'expliquera un peu plus tard David.
Le whiskey maison coule à flots, les bouteilles de bière vides jonchent le sol, des cigarettes de majihuana circulent de lèvres en lèvres. Le temps passe, atmosphère électrique, chaleur écrasante, corps moites enlacés, érotisme permanent et diffus surgissant de la musique, du rythme lancinant, des notes hypnotiques, des paroles à double sens:
" I' m your crosscut saw, mama/ Let me cross your log/ When I cross deep down in your wood,baby/ you gonna say:"Hot dog!"
R.L. oublie les longues heures de travail écrasant, les traites qu'il n'arrive pas a payer, la fillette qui est malade et qu'il n'a pas les moyens de soigner, l'école secondaire où n'iront jamais les enfants. II se tient là, impérial, souriant à la ronde, heureux de rendre heureux, vedette internationale - d'impressionnantes coupures de presse collées au mur, écrites dans de bizarres langues scandinaves en témoignent - idole du petit hameau et, surtout, l'objet incessant des regards admiratifs de ses enfants à qui il rend des sourires affectueux. R.L. gratte la terre, R.L. est pauvre et presque misérable, R.L. n'est jamais allé a l'école, R.L. est Noir dans le Mississippi, mais aucun père au monde n'a jamais été aussi grand aux yeux de ses enfants.
II a insisté en me tendant sa guitare, vainc mes réticences:
" Je sais que tu peux jouer "
II a pris l'instrument de son fils et nous jouons ensemble. Personne n'a fait attention à ce changement insolite dans l'orchestre. Les danseurs dansent, des visages se rapprochent, des lèvres se rejoignent. R.L. est ravi que je sache l'accompagner:
" II faudrait que les blancs d'ici le voient "dit-il en riant a David Evans.
" I' m a poor boy a long way from home"
J'essaie de suivre pas a pas R.L., d'entrelacer mes notes avec les siennes, un moment d'hésitation et de contretemps et ça y est, nous sommes ensemble, ici, a treize miles de Coldwater, à des années-lumière de la France, des grands auditoriums glacés, mais aussi à une éternité des cabarets chics de Memphis, Chicago ou Washington.
R.L. ne joue pas le blues plutôt qu'une autre musique. R.L. joue le blues, parce qu'ici, "deep down in Mississippi", le blues c'est LA musique et même plus que la musique: la pulvérisation des soucis, des cafards, des peines engendrées par la dureté du monde, la pulsion rythmée qui emporte les corps et les cœurs et leur redonne la joie de vivre, le désir d'aimer et d'être aimé. Demain,il faudra continuer a être, alors cette nuit, vivons!
" We gonna pitchin'boogie all night long"
Gérard HERZHAFT
Ce texte est un extrait de l'ouvrage de Gérard Herzhaft "Ballade en blues" publié pour la première fois en format livre.
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