RAP LE BLUES et NOUVELLES EN BLUES
J'ai réédité récemment - et pour satisfaire de nombreuses demandes - mon roman de 1986 UN LONG BLUES EN LA MINEUR. Mais, pour cette nouvelle édition, j'y ai ajouté plusieurs nouvelles sur le blues que j'ai écrites au cours des années mais qui n'avaient jamais paru en format papier.
Voici un extrait d'une de ces nouvelles intitulées RAP LE BLUES
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RAP LE BLUES
-
I -
- Cool
man, cool! Il
n'est que quatre heures. Ne commence pas déjà à t'énerver...
Mais tous les efforts que fait Dick, le
manager, pour calmer Razor Edge sont vains. Comme souvent lorsque les choses ne
se déroulent pas telles qu'il le souhaiterait, le rappeur ne maîtrise pas sa
colère.
- Hey man! Tu crois ça? Dis, tu
crois ça?... On accepte de venir jouer jusque dans ce trou perdu du Mississippi
pour la moitié de notre cachet et voilà qu'y a rien de prêt. La sono est
dégueulasse, les techniciens ne sont même pas là. Et tous ces péquenots qui
sont en train de nous mater alors que je dis toujours que je veux personne, personne
aux balances! C'est encore de ta faute, Dick, tu t'es laissé prendre aux
bobards de ces culs-terreux. "Ah! Mr Razor Edge, une superstar du rap
comme vous, ce serait tellement formidable que vous jouiez dans notre
festival". C'est tout juste si le maire y me donnait pas du
"frère", genre "On est tous deux des Africains-américains, Mr
Razor Edge... Alors, une grande vedette comme vous, vous ferez bien un prix
pour être applaudi par vos ancêtres du Sud...". J'lui ai dit: "Pour
toutes les questions de fric, voyez mon manager". J'aurais mieux fait de
l'envoyer balader ce jour-là...
D'un grand geste de la main, il désigne
la banderole qui surplombe la scène:
- "Des work songs au rap:
Mississippi, la terre mère des musiques américaines ". Tu parles si je
m'en tape du Mississippi. Tout ce que je vois c'est qu'on va gagner de l'argent
sur notre dos, sur mon dos. Et ça, Dick, c'est encore à cause de toi et de ton
bon cœur. Et, crois-moi, j'en ai marre! Mon cœur à moi, il est d'abord dans mon
portefeuille. Et pas ailleurs!
Dick force alors le rappeur à s'asseoir.
- Allons, relaxe! Pose-toi. Sers toi à
boire dans la glacière, profite du beau temps. Je vais aller aux nouvelles,
tenter d'arranger ça.
Il fait signe aux musiciens de
l'orchestre de s'asseoir aussi et d'attendre son retour.
Razor Edge trépigne, continue à jurer un
moment, se tourne vers le public, un petit groupe de jeunes qui est venu
souvent de villages très éloignés, voir enfin leur idole durant les réglages
techniques. Qui sait? Quelqu'un d'aussi proche des préoccupations des jeunes
que le célèbre rappeur se mêlera peut-être à eux, leur signera leurs T-shirts,
écoutera leurs problèmes, saura les conseiller? Comme il le fait si bien dans
ses chansons.
Mais Razor Edge, furieux, leur fait de
grands gestes afin qu'ils partent. Il n'aime pas qu'on le regarde en dehors des
concerts. Ses fans se méprennent, croient qu'il salue leur fidélité,
l'applaudissent. De rage, il leur fait un bras d'honneur. Eux répondent par une
ovation. Finalement, ce sont ses musiciens qui forcent la vedette à se calmer.
Le temps passe. Toujours pas de
techniciens. En ce début juillet, la chaleur du Sud est accablante. Le rappeur
a cessé de s'énerver. Il boit une bière en lançant de temps à autre un regard
mauvais alentour. Nick, le batteur, un grand gaillard aux gigantesques mains,
rompt le silence, désigne une silhouette qui, large chapeau sur la tête, un
étui de guitare à la main, entreprend de traverser le vaste champ où ce soir
doit avoir lieu le concert.
- Tiens, man. Voila quelqu'un. On
va peut-être commencer la balance.
Mais l'homme qui arrive n'a rien d'un
technicien du son. Un vieux bonhomme, peau jaune-noire parcheminée par le
temps, des rides partout, quelques graines de coton qui sortent de son chapeau.
Il s'arrête à deux pas des jeunes gens. Ses yeux sont cachés par d'épaisses lunettes
noires. Les rappeurs le regardent un long moment, attendent qu'il parle le
premier. Mais l'autre ne dit rien. Il a posé son étui de guitare, une caisse de
toile aussi usée par les intempéries que son propriétaire. Finalement, Nick
fait un signe de tête:
- Salut, l'ancêtre! Qu'est-ce que tu
veux?
L'autre esquisse un sourire, dévoile une
bouche édentée, crache sur l'herbe un bout de chique.
- Howdy, youngsters! Vous auriez
pas un bout de siège pour moi? J'suis venu de chez moi à pied et, avec cette chaleur,
je me sens un peu fatigué.
Interloqués, les rappeurs se regardent.
Razor Edge désigne un fauteuil de toile qui attend d'être déplié. Mais le
bonhomme ne comprend pas l'invitation, crache à nouveau sa chique. Sans trop
savoir pourquoi, Nick se lève, déplie la toile, installe le fauteuil à côté
d'eux, prend le vieux par la main et l'asseoit.
- Merci, merci... Ça fait du bien à mes
vieux os!
Le batteur, un sourire aux lèvres, prend
dans la glacière une bière qu'il tend au bonhomme.
- Soif, l'ancien?
L'homme tourne ses lunettes fumées vers
Nick, hoche la tête, l'air de dire: "Oui, oui, j'ai soif. Merci. C'est
très gentil". Mais il laisse le jeune homme avec sa bière, émet un petit
grognement, fouille dans sa botte droite, un cuir aussi usé que tout le reste.
Comme il se penche pour chercher, ses os se mettent à grincer d'une façon qui
fait rire les rappeurs. Enfin, il sort une fiole de sa botte, l'ouvre, la tend
vers les autres, comme pour trinquer avec eux.
- C'est ça que je bois quand y fait chaud!
Et quand y fait froid aussi d'ailleurs! Y a rien de mieux pour se remettre en
selle. C'est de ma fabrication!
Il porte la petite bouteille à ses
lèvres, descend le liquide pendant un bon moment. Enfin, il la détache de sa
bouche, fait claquer sa langue l'air ravi.
- Vous en voulez?
- Qu'est-ce que c'est?
- Du moonshine, petits! Le
meilleur moonshine du Mississippi! Vous savez... l'alcool qu'on fabrique
au clair de lune en contrebande.
Il éclate d'un rire aigrelet, tend sa
fiole aux jeunes gens, approche son visage de ceux de Nick et de Razor Edge.
Comme ça, de près, avec ses milliers de petits trous partout, on dirait la
surface de la lune. Son haleine empeste l'alcool.
- C'est pas pour rien qu'on m'appelle
"Moonshine Sam".
Razor Edge pensait se débarrasser assez
vite de cet importun, lui faire comprendre qu'on ne devait pas les déranger
avant, pendant et même après la balance. Mais, sans savoir pourquoi, quelque
chose le fascine chez ce vieux bonhomme. Il prend la fiole, la porte à ses
lèvres:
- Merci, Moonshine Sam. Et qu'est-ce que
tu viens faire ici?
- Mais... je joue ce soir. Avant vous!
Il tend le bras vers la banderole:
- "Toutes les musiques du
Mississippi". Comme je joue mon blues depuis soixante dix ans, on m'a
engagé pour faire votre première partie! "Du blues au rap" a dit
Monsieur le Maire. Hier, c'était un groupe de gospel avant B.B. King!
En d'autres circonstances, Razor Edge se
serait étranglé d'indignation. Mais là, c'est le moonshine du vieux qui
le fait cracher, tousser, monter les larmes aux yeux.
Il rend la fiole à Sam:
- Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? C'est
du feu! Et tu bois ça?
UN LONG BLUES EN LA MINEUR |
- De l'eau de feu! C'est mon grand-père,
un Cherokee pur sang qui m'a montré comment on en fabrique. Et je bois ça
depuis un bon moment, mon gars! Depuis un bon moment! J'suis d'ailleurs sûr que
c'est grâce à mon moonshine que je suis encore de ce monde. Jamais
malade le vieux Sam!
Razor Edge avale le verre d'eau que lui
a donné Nick. Le vieux devrait l'énerver, le mettre hors de lui. D'habitude, il
aurait déjà appelé le service de sécurité pour faire dégager l'importun. Mais
là, est-ce l'atmosphère du Mississippi? L'attitude inhabituelle du bonhomme? Il
a plutôt envie de lui poser cent questions.
This novel (without the short stories!) is also still in print translated in English:
LONG BLUES IN A MINOR |
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